Permettez-moi avant toute chose de
remercier l'association française de science politique et M. J.
Charlot qui m'a fait le grand honneur de m'inviter à cet échange. Et
laissez-moi vous confier sans attendre mon premier scrupule. Car votre
association s'intéresse avant tout aux grands problèmes politiques
actuels, et j'ai proposé un sujet qui sera peut-être jugé
inactuel : Machiavel. Et de surcroît, c'est mon second scrupule,
vous êtes accoutumés à entendre soit des hommes politiques connus, soit
des historiens, soit des spécialistes de la science politique. Or je ne
suis qu'un philosophe, et c'est en tant que philosophe que je voudrais
aborder devant vous ce que j'ai appelé la solitude de Machiavel. Se
déclarer simple philosophe, c'est dire qu'il y a quantité de questions
auxquelles je serais fort embarrassé de répondre, et vous voudrez bien
peut-être m'en excuser, si je parviens du moins à me faire entendre sur
les quelques points que je voudrais aborder. J'espère que malgré la
diversité de nos formations, de nos compétences, et de nos intérêts, un
échange sera possible, dont j'attends personnellement beaucoup.
Je
sais que les usages de votre association veulent que l'invité réponde
aux questions qui lui ont été adressées au préalable. Je pense que
c'est le caractère inactuel et un peu insolite de mon sujet qui a dû
faire hésiter mes interlocuteurs. Car je n'ai reçu que trois questions.
L'une, de M. Pierre Favre, porte sur la conception de
l'épistémologie que j'ai esquissée dans des essais philosophiques déjà
anciens. Il me permettra de réserver cette question pour une
conversation particulière, car elle est trop personnelle et nous
écarterait de notre sujet. La seconde question, de Mme Ysmal,
porte sur le jugement de Gramsci, que Machiavel est le théoricien de
l'État national, donc de la monarchie absolue, comme État de transition
entre la féodalité et le capitalisme, - mais je crois qu'il l'est dans
des conditions tout à fait exceptionnelles, dont nous allons parler. La
troisième question, de M. Portelli concerne le rapport existant
entre la pensée de Machiavel et la tradition marxiste : oui, je
crois à l'existence de ce rapport, mais il me semble de rencontre et de
reprise, plutôt que de filiation directe. Nous pourrons aussi en parler.
Si vous le permettez, je voudrais donc introduire au débat par quelques
réflexions sur le thème choisi : la solitude de Machiavel.
On
ne manquera pas d'objecter que c'est un paradoxe de parler de solitude
pour un auteur qui n'a cessé de hanter l'histoire, qui n'a cessé,
depuis le XVIe siècle jusqu'à nos jours, et sans arrêt, d'être
soit condamné comme le diable, comme le pire des cyniques, soit d'être
pratiqué par les plus grands des politiques, soit d'être loué pour son
audace et la profondeur de sa pensée (sous l'Aufklärung, le
Risorgimento, par Gramsci, etc.). Comment prétendre que l'on puisse
parler de la solitude de Machiavel quand on le voit constamment entouré
dans l'histoire d'une immense compagnie d'ennemis irréductibles, de
partisans, et de commentateurs attentifs ?
On peut pourtant parler de sa solitude si on remarque la division que
fait régner la pensée de Machiavel sur tous ceux qui s'intéressent à
lui. Qu'il divise à ce point ces lecteurs en partisans et adversaires,
et que, les circonstances historiques changeant, il ne cesse de les
diviser, prouve qu'on peut difficilement lui assigner un camp, le classer, dire qui il est, et ce qu'il pense. Sa solitude c'est d'abord ce fait qu'il semble inclassable, qu'on
ne peut le ranger dans un camp en compagnie d'autres penseurs, dans une
tradition, comme on peut ranger tel auteur dans la tradition
aristotélicienne, ou tel autre dans la tradition du droit naturel. Et
c'est sans doute aussi parce qu'il est inclassable que
des partis aussi différents et des auteurs aussi grands n'ont pu en
venir à bout soit de le condamner, soit de l'adopter, sans qu'il leur
échappe en partie, comme s'il y avait toujours dans Machiavel de l'insaisissable. Et si nous excluons les partisans, si, avec le recul du temps, nous considérons les commentateurs qui,
depuis un siècle, travaillent sur son oeuvre, nous retrouvons dans leur
surprise quelque chose de cette vérité. Je parlais à l'instant de la
pensée de Machiavel. Or les grands commentateurs modernes ont en fait
repris à leur compte, mais de manière réfléchie, comme appartenant en
propre à la pensée de Machiavel, un trait qui peut
expliquer les violentes divisions que Machiavel a inspirées dans
l'histoire. Cette pensée en effet a toutes les apparences d'une pensée
classique qui se donne un objet, par exemple Le Prince,\ les
différentes espèces de principautés, qui analyse les formes de
principautés, la manière de les conquérir et de les conserver, la
manière de les gouverner. Avoir toutes les apparences d'une pensée
classique, c'est avoir toutes les apparences d'une pensée
reconnaissable, identifiable et rassurante, toutes les apparences d'une
pensée qui peut être comprise d'une manière non équivoque, même si elle
laisse des problèmes ouverts. Or les commentateurs s'accordent presque
tous à reconnaître qu'il y a chez Machiavel tout autre chose que des
problèmes ouverts mais une énigme, et que cette énigme est comme indéchiffrable. Croce, à la fin de sa vie, disait : la question de Machiavel ne sera jamais réglée. Cette
énigme peut prendre différentes formes, par exemple la forme bien
connue : Machiavel est-il monarchiste ou républicain ? Elle
peut prendre des formes plus subtiles : comment se fait-il que sa
pensée soit à la fois catégorique et se dérobe ? Pourquoi
procède-t-elle, comme l'a remarquablement montré Claude Lefort dans sa
thèse, par interruptions, digressions, contradictions laissées en
suspens ? Comment se fait-il qu'une pensée apparemment si
maîtrisée soit en fait aussi présente et fuyante, achevée et inachevée
dans son expression même ? Autant d'arguments déconcertants pour
soutenir l'idée que la solitude de Machiavel tient au caractère insolite de sa pensée.
Et
ce ne sont pas les seuls commentateurs qui peuvent en témoigner, mais
les simples lecteurs. Aujourd'hui même, celui qui ouvre le Prince et les Discours, ces textes vieux de 350 ans, se trouve comme saisi de ce que Freud appelait une étrange familiarité, Unheimlichkeit. Voici que
ces textes anciens nous interpellent comme s'ils étaient de notre
temps, et nous saisissent comme s'ils avaient été, en quelque façon
écrits pour nous et pour nous disent quelque chose qui nous touche
directement, sans que nous sachions exactement pourquoi. Cette
impression étrange, de Sanctis l'a bien notée au XIXe siècle, lorsqu'il
a dit de Machiavel : « Il nous frappe par surprise, et nous laisse pensifs... » Pourquoi
ce coup, pourquoi cette surprise ? Pourquoi pensifs ? Parce
que sa pensée se poursuit en nous, malgré nous. Pourquoi pensifs ?
Parce que cette pensée ne peut se poursuivre en nous qu'en dérangeant
ce que nous pensons, nous ayant saisis par surprise. Comme une pensée
infiniment proche que nous n'aurions pourtant jusque-là jamais
rencontrée, et. qui aurait sur nous ce pouvoir surprenant de nous
laisser interdits. Interdits devant quoi ?
Interdits non
devant une découverte ordinaire, la découverte de celui qui aurait été
le fondateur de la science politique moderne et qui en aurait traité,
comme le dit par exemple Horkheimer, à l'exemple de ce que devait faire
Galilée, cherchant à établir les variations des éléments unis dans un
rapport constant, qui en aurait donc traité sur le mode positif du « c'est ainsi » et « voici les lois » qui
gouvernent le gouvernement des Etats. Non, ce n'est pas une découverte
de cet ordre qui nous laisse interdits, car si cette découverte a passé
dans notre culture et s'est prolongée dans toute une tradition
scientifique, alors nous y sommes habitués, et elle n'a plus rien pour
nous surprendre, pour « nous frapper de surprise ». Et
pourtant Machiavel s'annonce lui-même à la manière de tous les grands
découvreurs politiques, comme le feront Vico et Montesquieu, comme
l'inventeur d'une nouvelle connaissance galiléenne, et sa pensée est
comme restée sans suite, isolée dans le temps et l'individu qui l'ont
vu naître, et fait naître.
Nous touchons ici à un point décisif de
la solitude et de l'insolite chez Machiavel. Mais avant d'y venir et
pour y parvenir, je voudrais montrer qu'il faut d'abord dissiper la
forme classique de l'énigme de Machiavel.
Cette forme classique
peut s'énoncer comme suit : Machiavel a-t-il été au fond de lui
monarchiste, comme semble l'indiquer le Prince, ou républicain, comme
semblent l'indiquer les Discours sur le Xe Décade. C'est ainsi qu'on
pose couramment la question, mais poser la question ainsi, c'est
accepter comme allant de soi une classification préalable des gouvernements, une typologie des gouvernements, classique depuis
Aristote qui considère les différentes formes de gouvernements, leur
normalité et leur pathologie. Or justement, Machiavel n'accepte pas et
ne pratique pas cette typologie, et n'assigne pas à ses réflexions de
déterminer l'essence de tel type de gouvernement. Son propos est tout
différent. Il consiste, comme l'a bien compris de Sanctis et, à la
suite Gramsci, non pas tant à faire la théorie de l'État national
existant en France ou en Espagne de son vivant sous la forme de la
monarchie absolue, mais de se poser la question politique des conditions de la fondation d'un Etat national dans un pays sans unité, l'Italie, livrée aux divisions intérieures et aux invasions. Cette question, Machiavel la pose en termes politiques radicaux, c'est-à-dire
en constatant que cette tâche politique, la construction d'un Etat
national italien, ne peut être accomplie par aucun des Etats existants,
qu'ils soient gouvernés par des princes, qu'ils soient des républiques,
ou qu'ils soient enfin les Etats du pape, car ils sont tous anciens, disons-le
en termes modernes, tous encore pris dans la féodalité, - même les
villes libres. Cette question, Machiavel la pose en termes radicaux en déclarant que seul un « prince nouveau dans une principauté nouvelle » pourra
venir à bout de cette tâche difficile. Un prince nouveau dans une
principauté nouvelle : car un prince nouveau dans une principauté
ancienne n'en pourrait rien tirer, puisqu'il le tiendrait prisonnier de
son ancienneté. Je crois qu'il est capital de bien saisir le sens
politique de ce refus et de l'indétermination où Machiavel laisse son
lecteur. II est clair que Machiavel a cherché le prince de ses espoirs,
mais il en a changé, et au fond il savait qu'il ne pouvait le trouver.
Il était convaincu par l'urgence de la tâche, par la misère politique
de l'Italie, par la qualité du peuple italien, et l'appel montant de
tous côtés, qu'un tel prince serait accueilli par l'accord populaire et
il a trouvé des accents pathétiques pour exprimer cette urgence. Que ce
fût nécessaire et possible. L'aventure de César Borgia lui en donnait
déjà la preuve : il avait failli réussir à fonder une principauté
nouvelle, mais c'est parce qu'il n'était rien au départ qu'il n'était
le prince d'aucun État, qu'il n'était donc pas prisonnier des formes
politiques d'État dont la féodalité et la Papauté avaient couvert une
Italie ravagée par les invasions. Convaincu de l'urgence de la tâche
politique et des moyens dont regorgeait l'Italie, Machiavel était
également convaincu que le prince à naître devait être libéré de toutes les entraves féodales et
entreprendre cette tâche à partir de rien, c'est-à-dire sans se
soumettre aux formes politiques existant. C'est pourquoi il parle en
général « du prince nouveau dans une principauté nouvelle »,
en général, dans l'abstrait, sans donner ni nom ni lieu. Cet anonymat
est façon de récuser tous les princes existants, tous les États
existants, et d'appeler un inconnu à constituer un État nouveau, à la
limite comme César Borgia avait taillé le sien, en partant d'un morceau
de province qui n'était pas un État, et que son père le pape lui avait
donné pour le distrai-e. Qu'un inconnu parte ainsi de rien, et si la
fortune se conjoint à sa vertu, alors il pourra réussir, mais à
condition qu'il fonde un État nouveau, un État capable de durer, et un État capable de s'agrandir, c'est-à-dire d'unifier par la conquête ou autrement l'Italie entière.
Toute la fameuse question du Machiavel monarchiste ou républicain, qui
est, en face de cette alternative, dépassée, s'éclaire à partir de ces
conditions. Car, pour fonder un État nouveau, il faut, dit Machiavel,
« être seul », il faut être seul pour forger la force armée
indispensable à toute politique, seul pour édicter les premières lois,
seul pour jeter et assurer le « fondement ».
C'est le
premier moment de l'État, qui est nécessairement le fait d'un seul
homme, qui de particulier devient prince, c'est donc si l'on veut, le
moment monarchiste, ou dictatorial.
Mais cette condition ne suffit
pas. Car un État ainsi formé est prodigieusement fragile. Deux dangers
le guettent : il peut voir son maître tomber dans la tyrannie qui
est aussi intolérable à Machiavel que le sera le despotisme à
Montesquieu, car la tyrannie déchaîne la haine du peuple, et le prince
est alors perdu, - et il peut être déchiré par des factions internes
qui le mettent à la merci d'une attaque du dehors.
Il faut donc que
cet État, une fois fondé, soit capable de durer. Pour cela le Prince,
qui a été seul pour le fonder, doit, comme dit Machiavel « devenir
plusieurs », et mettre en place un système de lois pour protéger
le peuple contre les excès des grands, et un gouvernement
« composé » (c'est son mot) où le roi, le peuple et les
grands seront représentés. C'est le second moment, le moment de
l'enracinement du pouvoir dans le peuple, très précisément, dans les
contradictions de la lutte qui oppose le peuple aux grands, car
Machiavel défend scandaleusement, contre les vérités toutes faites de
son temps, l'idée que le conflit des humeurs, des maigres contre les
gras, bref la lutte des classes est absolument indispensable au
renforcement et à l'agrandissement de l'État.
On peut soutenir, si
l'on veut, que ce second moment est le moment républicain de Machiavel.
Mais quand on compare ce qu'il dit des avantages du gouvernement de la
France et du formidable exemple historique de Rome, qui présente ce
paradoxe d'être une république fondée par un roi, et qui a conservé la
monarchie sous les institutions de la république, on voit qu'il n'est
pas possible de dissocier chez lui le monarchiste du républicain, ou
plutôt que l'alternative de ces deux positions ne
conviennent pas à sa pensée. Car ce qu'il veut ce n'est pas la
monarchie ou la république en tant que telles, - ce qu'il veut, c'est
l'unité nationale, la constitution d'un État capable de réaliser
l'unité nationale. Or cette constitution passe d'abord par la forme
d'une individualité, qu'on peut dire roi, qui soit capable de fonder un
Etat nouveau, et le rende durable et propre à s'agrandir en lui donnant
alors un gouvernement combiné et des lois : un gouvernement qui
permette le jeu de la lutte des classes populaires, où le roi et le
peuple seront du même côté pour renforcer l'État, et le rendre apte à
sa mission nationale. Telle est, je crois l'originalité profonde de
Machiavel sur cette question. On ne peut pas dire exactement qu'il
soit, au sens d'une réception moderne de la science politique, le théoricien de la monarchie absolue. Bien entendu il pense en fonction d'elle, il prend appui sur l'exemple de l'Espagne et de la France. Je dirais qu'il est plutôt le théoricien des conditions politiques de la constitution d'un Etat national, le
théoricien de la fondation d'un Etat nouveau sous un prince nouveau, le
théoricien de la durée de cet Etat, le théoricien du renforcement et de
l'agrandissement de cet Etat. C'est une position tout à fait originale,
puisqu'il ne pense pas le fait accompli des monarchies absolues, ni leur mécanisme, mais il pense le fait à accomplir, ce que Gramsci appelle « le devoir être » d'un Etat national à fonder, et dans des conditions extraordinaires puisque ce sont les conditions de l'absence de toute forme politique propre à produire ce résultat.
Or, je rejoins par là le caractère insolite de la pensée de Machiavel.
Car la petite phrase qui lui est si chère « qu'il faut être seul
pour fonder un Etat » résonne étrangement dans son oeuvre, quand
on en a compris la fonction critique. Pourquoi être seul ? Il faut
être seul pour être libre d'accomplir la tâche historique de la
constitution de l'État national. C'est-à-dire qu'il faut se trouver, par fortune et vertu, comme arraché radicalement, coupé de toutes racines, arraché sans retour aux
formes politiques du monde de l'Italie existante, car elles sont toutes
anciennes, toutes marquées par la féodalité, et on ne peut rien
attendre. Le prince ne peut être nouveau que s'il est doté de cette
solitude, c'est-à-dire de cette liberté pour fonder l'État nouveau. Je
dis : il faut se trouver par fortune et vertu comme arraché à tout ce passé, ses institutions, ses moeurs et ses idées, se trouver, car
paradoxalement Machiavel qui semble, par son manifeste, faire appel à
la conscience de ses contemporains, ne compte pas sur la prise de conscience de
l'individu. Si l'individu a de la virtu, à la limite ce n'est pas
affaire de conscience et de volonté, s'il a de la virtu c'est qu'il se trouve
possédé et saisi par elle. Machiavel n'a pas écrit un Traité des
passions ni de la réforme de l'entendement. Pour lui ce n'est pas la
conscience, mais la rencontre de la fortune et de la virtu qui font que
tel individu se trouve arraché aux conditions du monde ancien pour
jeter le fondement de l'État nouveau. Oui, cette phrase résonne
étrangement dans l'oeuvre de Machiavel. Comme il dit « qu'il faut
être seul pour fonder un Etat nouveau », je dirais qu'il fallut
que Machiavel fût seul pour écrire le Prince, et le Discours. Seul,
c'est-à-dire qu'il se fût trouvé comme arraché aux évidences qui
régnaient dans l'ancien monde, détaché de son idéologie, pour avoir la
liberté de fonder une théorie nouvelle et de s'aventurer comme les
navigateurs dont il parle, dans les eaux inconnues.
C'est bien le
cas. En un temps où dominaient les grands thèmes de l'idéologie
politique aristotélicienne, revue par la tradition chrétienne et
l'idéalisme des équivoques de l'humanisme, Machiavel rompt avec toutes
ces idées dominantes. Cette rupture n'est pas déclarée, mais elle est
d'autant plus profonde. A-t-on réfléchi que dans son oeuvre, où il
évoque constamment l'Antiquité, ce n'est pas l'Antiquité des lettres,
de la philosophie et des arts, de la médecine et du droit, qui est en
cours chez tous les intellectuels que Machiavel invoque, mais une tout autre antiquité, dont
personne ne parle, l'antiquité de la pratique politique ? A-t-on
assez réfléchi que dans cette oeuvre qui parle constamment de la
politique des anciens, il n'est pratiquement jamais question des grands théoriciens politiques de l'Antiquité, jamais
question de Platon et d'Aristote, jamais question de Cicéron et des
stoïciens ? A-t-on réfléchi qu'il n'y a, dans cette oeuvre, nulle
trace de l'influence de la tradition politique chrétienne et
l'idéalisme des humanistes ? Et s'il est manifeste que Machiavel
se démarque radicalement de tout ce passé, qui domine pourtant son
propre temps, a-t-on remarqué la discrétion avec laquelle il le
fait : sans éclat. Il dit simplement qu'il a préféré aller à la
réalité effective de la chose (della cosa) plutôt
qu'à son imagination. Il n'a pas appelé l'imagination qu'il rejette par
son nom, mais nous savons qu'elle porte de très grands noms de son
temps. B fallait assurément qu'il fût seul, pour dissimuler comme il le
fit sa découverte, et taire le nom de ceux qu'il combattait.
Mais
cela ne suffit pas à rendre compte de l'insolite de Machiavel. Car
qu'il eût été seul à énoncer une vérité nouvelle, ne suffit pas à le
laisser dans sa solitude. Tous les grands inventeurs nous sont devenus
célèbres, et leurs raisons nous sont devenues claires. Tel n'est pas
son cas.
Machiavel est seul parce qu'il est resté isolé, il est resté isolé parce que, si on s'est battu sans arrêt sur sa pensée, on n'a pas pensé dans sa pensée. Et
on ne l'a pas fait pour des raisons qui tiennent à la nature de sa
pensée, mais aussi pour des raisons qui tiennent à la pensée dans
laquelle on a pensé après lui. Chacun sait que, dès le XVIIe siècle,
les idéologues de la bourgeoisie ont élaboré une philosophie politique
impressionnante, la philosophie du droit naturel, qui a tout recouvert,
et naturellement la pensée de Machiavel. Cette philosophie a été
construite à partir de notions relevant de l'idéologie juridique, à
partir des droits de l'individu comme sujet, et elle a tenté de déduire
théoriquement l'existence des droits positifs et de l'État politique à
partir des attributs que l'idéologie juridique confère au sujet humain
(liberté, égalité, propriété). Face à Machiavel et à sa question
propre, nous sommes là dans un tout autre monde de pensée. Mais nous
sommes aussi dans un tout autre monde idéologique et politique. Car,
l'objet et l'enjeu n° 1 de la philosophie du droit naturel est la
monarchie absolue : que les théoriciens veuillent la fonder en
droit (comme Hobbes) ou la réfuter en droit (comme Locke et Rousseau),
c'est d'elle qu'ils partent et parlent, c'est d'elle qu'il est
question, soit de sa justification, soit de sa contestation. Ici la
différence saute aux yeux. Machiavel parle de la monarchie absolue
existant en France ou en Espagne, mais comme exemple et argument pour traiter en tout autre objet : pour traiter de la constitution d'un Etat national en Italie : il parle donc de fait à accomplir. Les théoriciens du droit naturel parlent dans le fait accompli, sous le fait accompli de la monarchie absolue. Ils
se posent des problèmes de droit parce que le fait est accompli, que le
fait est contesté ou problématique et qu'il faut le fonder en droit,
que le fait est établi, et qu'il faut contester ses titres de droit.
Mais ce faisant ils recouvrent tout autre discours sur la monarchie
absolue et l'État, et en particulier le discours de Machiavel, dont
personne ne pense qu'il ait une portée philosophique, car Machiavel ne
parle à aucun moment le langage du droit naturel.
C'est peut-être
là le point extrême de la solitude de Machiavel d'avoir occupé cette
place unique et précaire dans l'histoire de la pensée politique entre
une longue tradition moralisante religieuse et idéaliste de la pensée
politique, qu'il a refusée radicalement, et la nouvelle tradition de la
philosophie politique du droit naturel qui allait tout submerger et
dans laquelle la bourgeoisie montante s'est reconnue. La solitude de
Machiavel c'est de s'être libéré de la première tradition avant que la
seconde ne submerge tout. Dans cette seconde tradition, les idéologues
bourgeois se sont mis pour très longtemps à raconter dans le droit
naturel leur merveilleuse histoire de l'État, celle qui commence par
l'État de nature, et continue par l'État de guerre, avant de s'apaiser
dans le contrat social par quoi naît l'État et le droit positif.
Histoire complètement mythique, mais qui fait plaisir à entendre, car
finalement elle explique à ceux qui vivent dans l'État qu'il n'y a
aucune horreur à l'origine de l'État, mais la nature et le droit, que
l'État n'est rien d'autre que du droit, est pur comme le droit, et
comme ce droit est dans la nature humaine, quoi de plus naturel et de
plus humain que l'État ?
Nous connaissons tous la Section VIII du Livre I du Capital, où
Marx s'attaque à la prétendue « accumulation originelle »
(traduite primitive). Dans cette accumulation originelle les idéologues
du capitalisme racontaient l'histoire édifiante du capital, comme les
philosophes du droit naturel racontent l'histoire de l'État. Au début
il y avait un travailleur indépendant, qui avait tant d'ardeur au
travail et d'esprit d'économie qu'il put épargner puis échanger. Comme
un pauvre passait, il lui rendit le service de le nourrir en échange de
son travail, générosité qui lui permit d'accroître son acquis et de
rendre par son bien accru d'autres services du même genre à d'autres
malheureux. D'où l'accumulation du capital : par le travail,
l'ascèse et la générosité. Nous savons comment Marx répond : par
l'histoire des pillages, des vols, des exactions, par la dépossession
violente des paysans anglais chassés de leurs terres et leurs fermes
détruites pour qu'ils soient à la rue par une tout autre histoire
autrement saisissante que la rengaine moralisante des idéologues du
capitalisme.
Je dirais que toutes proportions gardées, Machiavel
répond un peu de cette manière au discours édifiant que tiennent les
philosophes du droit naturel sur l'histoire de l'État. J'irais jusqu'à
suggérer que Machiavel est peut être un des rares témoins de ce que
j'appellerai l'accumulation primitive politique, un
des rares théoriciens des commencements de l'État national. Au lieu de
dire que l'État est né du droit et de la nature, il nous dit comment
doit naître un Etat s'il veut durer, et être assez fort pour devenir
l'État d'une nation. Il ne parle pas le langage du droit, il parle le
langage de la force armée indispensable à constituer tout Etat, il
parle le langage de la cruauté nécessaire aux débuts de l'État, il
parle le langage d'une politique sans religion qui doit à tout prix
utiliser la religion, d'une politique qui doit être morale mais pouvoir
ne pas l'être, d'une politique qui doit refuser la haine mais inspirer
la crainte, il parle le langage de la lutte entre les classes, et quant
au droit, aux lois et à la morale, il les met à leur place,
subordonnée. Quand nous le lisons, aussi instruits que nous soyons des
violences de l'histoire, quelque chose en lui nous saisit : un
homme qui, bien avant que tous les idéologues aient recouvert la
réalité de leurs histoires, est capable non pas de vivre, non pas de
supporter, mais de penser la violence de
l'enfantement de l'État. Par là, Machiavel jette une lumière crue sur
les commencements de notre temps celui des sociétés bourgeoises. Il
jette aussi une lumière crue, par son utopisme même, par l'hypothèse à
la fois nécessaire mais impensable que l'État nouveau pouvait commencer
n'importe où, sur le caractère aléatoire de la formation des Etats nationaux. Car
pour nous ils sont inscrits sur la carte, comme à jamais fixés dans un
destin qui les aurait toujours précédés. Pour lui, au contraire, ils
sont en grande partie aléatoires, les frontières ne sont pas fixées, il
faut des conquêtes mais jusqu'où ? aux limites des langues,
au-delà ? aux limites de la force ? Nous avons oublié tout
cela. Quand nous le lisons, nous sommes saisis par lui comme par notre
oubli. Par cette étrange familiarité comme dit Freud, celle d'un
refoulé.
Je reviens à l'insolite de Machiavel, en évoquant ce qui
est peut-être le plus déconcertant dans son discours. Je signalais tout
à l'heure les effets de surprise que provoque sa lecture. Non seulement
que veut-il dire ? mais aussi pourquoi raisonne-t-il ainsi, d'une
manière aussi déconcertante, passant d'un chapitre à l'autre sans que
la nécessité n'en soit visible, interrompant un thème, qu'il faut aller
retrouver plus loin, mais transposé, et sans jamais en finir, reprenant
les questions, mais sans jamais leur donner de réponse dans la forme
attendue ? Croce disait que la question de Machiavel ne serait
jamais réglée : il serait peut-être bon de se
demander si ce n'est pas le type de question qu'on lui pose qui ne peut
recevoir la réponse que ce type même de question requiert et attend.
On
a trop dit que Machiavel était le fondateur de la science politique, et
nombreux sont les commentateurs qui se sont donné plaisir de retrouver
en lui une des premières figures de la positivité moderne, avec celle
de la physique galiléenne, et de l'analyse cartésienne, illustrant dans
toutes sortes de domaines une nouvelle rationalité typique, celle de la science positive par
quoi la jeune lasse bourgeoise se met en état de maîtriser la nature
pour développer ses forces productives. En suivant cette voie, on peut
facilement trouver dans Machiavel tel ou tel passage, telle ou telle
forme d'expérimentation mentale, telle forme de généralisation établie
pour fixer lesvariationsd'unrapport, qui autorise cette vue. On peut
dire par exemple du Prince qu'il y procède par une énumération
exhaustive de différentes principautés, qui anticipe sur la règle des
dénombrements complets de Descartes, on peut dire que dans les rapports
de la vertu et de la fortune Machiavel établit comme une loi analogue à
celles qui fixeront les commencements de la physique moderne, etc. et
que d'une manière générale s'il abandonne l'imagination pour aller
droit à la vérité effective de la chose, comme il dit, il procède selon
l'esprit d'une science positive nouvelle qui ne se constitue et
développe sous la condition absolue de ne plus prendre l'apparence au
mot.
Or je crois qu'à force de lui prêter ce discours de la
positivité pure, on échoue toujours devant le manque déconcertant,
devant le suspens de ses thèses, et le caractère, l'interminable d'une
pensée qui reste énigmatique. Je crois qu'il faut aborder Machiavel
d'un autre point de vue, et suivre en cela l'intuition de Gramsci.
Gramsci a écrit que le Prince était
un Manifeste politique. Or le propre d'un Manifeste politique si on
peut le considérer dans son modèle idéal est de ne pas être un pur
discours théorique, un pur traité positif. Ce n'est pas que la théorie
soit absente d'un Manifeste : s'il ne contenait des éléments
positifs de savoir, il ne serait qu'une proclamation dans le vide. Mais
Manifeste politique, qui donc veut produire des effets historiques,
doit s'inscrire dans un tout autre champ que celui de la connaissance
pure : il doit s'inscrire dans la conjoncture politique où il veut
agir, et s'ordonner tout entier à la pratique politique provoquée par
cette conjoncture, et par le rapport des forces qui la détermine. On
dira que c'est là une recommandation tout à fait banale, mais la
question se complique sérieusement quand on observe que cette
inscription dans la conjoncture politique objective, extérieure, doit
aussi être représentée d l'intérieur du texte même qui la pratique, si l'on veut inviter celui qui lit le texte du Manifeste, à se reporter lui-même à cette conjoncture en connaissance de cause, et à mesurer exactement la place qu'occupe ce Manifeste dans
cette conjoncture. Autrement dit, pour que le Manifeste soit vraiment
politique, et réaliste-matérialiste, il faut que la théorie qu'il
énonce soit non seulement énoncée par le Manifeste, mais
située par lui dans l'espace social où il intervient et où il pense. On
pourrait montrer qu'il en va ainsi du Manifeste communiste : après
avoir fait la théorie de la société existante, il situe la théorie des
communistes quelque part dans cette société, dans la région d'autres
théories socialement actives. Pourquoi ce redoublement et ce double
enveloppement ? Pour situer dans la conjoncture historique
analysée, dans l'espace des rapports de force analysés, la place
idéologique qu'occupe cette théorie. Il s'agit là d'une double
volonté : la volonté de bien marquer le genre d'efficacité qu'on
peut attendre de la théorie, qu'on soumet ainsi aux conditions
d'existence de la théorie dans le système social, et la volonté de
qualifier le sens de la théorie par la position qu'elle occupe dans les
conflits de classe.
Je dis là en termes abstraits quelque chose qui
est assez simple et qui est impliqué dans tout ce que Marx a écrit et
que Gramsci a bien compris. Je veux dire que si la pensée de Machiavel
est tout entière ordonnée à la réflexion sur la tâche historique de la
constitution d'un Etat national, si le Prince se présente comme un
Manifeste, lui qui savait d'expérience ce qu'était la pratique
politique, non seulement pour avoir couru les ambassades d'Europe,
conseillé des princes, connu Cesar Borgia, mais aussi levé et organisé
des troupes sur le terrain en Toscane, si Machiavel
prend en compte la pratique politique, - alors sa pensée ne peut pas se
présenter sous les simples dehors de la positivité d'un espace neutre. On
peut soutenir au contraire que, si la pensée théorique de Machiavel est
déconcertante, c'est parce qu'elle distribue les éléments théoriques
qu'elle analyse sur un tout autre dispositif que le simple énoncé des
rapports constants entre des choses. Cet autre dispositif est celui que
nous voyons dans le Prince et les Discours, un
dispositif constamment hanté non seulement par les conditions variables
de la pratique politique et par son aléatoire, par ce dispositif, mais
aussi par sa position dans les conflits politiques et la nécessité que
je viens d'indiquer de réinscrire ce discours théorique dans le champ
politique dont il parle. Que cette exigence soit parfaitement
consciente chez Machiavel, trop de passages en témoignent pour que je
les cite. Je n'en retiendrai qu'un, qu'on trouve dans la dédicace du
Prince :
« Je ne voudrais pas,[ ...1 qu'on m'imputât à
présomption, qu'étant de petite et basse condition, j'ose pourtant
discourir du gouvernement des Princes et en donner les règles ;
car comme ceux qui dessinent les paysages se tiennent dans la plaine
pour contempler l'aspect des montagnes et des lieux hauts, et se
juchent sur celles-ci pour contempler les lieux bas, de même pour bien
connaître la nature des peuples, il convient d'être Prince, et pour
bien connaître celle des Princes, il convient d'être populaire. »
Si l'on veut bien retenir que Machiavel n'a pas écrit un traité du
Peuple, mais un traité du Prince, et qu'il annonce sans honte, tout au
contraire comme un argument positif, sa « condition petite et
basse », si on rapproche ces prises de position de tout ce qu'on
trouve dans le Prince et les Discours, il est
clair que Machiavel parle du Prince en se faisant peuple, qu'il appelle
de tous ses voeux, et pense, la pratique d'un Prince qui fera l'unité
italienne du point de vue du « populaire ». Or nous le savons
par toutes ces analyses, invoquer le peuple, c'est invoquer la lutte,
qui est une lutte de classe du peuple contre les grands, c'est donc
inviter le Prince à réaliser sa mission historique en se gagnant
l'amitié du peuple, c'est-à-dire, pour appeler les choses par leur nom,
l'alliance du peuple contre les gentilshommes, ces féodaux que
Machiavel condamne en termes très durs, parce qu'ils ne travaillent pas.
C'est, entre bien d'autres choses, cela qui a frappé Gramsci dans
Machiavel. Il a l'un des tout premiers rapporté le caractère insolite
du Prince, dont il a dit qu'il était une sorte de Manifeste, un
discours vivant et non systématique, à la position politique de
Machiavel et à sa conscience de la tâche politique qu'il plaidait. Je
dis bien à sa conscience, car c'est de savoir
quelle est sa position dans la lutte politique italienne, et d'en tirer
les conséquences dans ce qu'il écrit, qui lui fait traiter la théorie comme il la traite, à
la fois comme ce qui éclaire les grandes réalités sociales qui
commandent la lutte politique, et comme un moment subordonné de cette
lutte, inscrit quelque part dans cette lutte. Quelque part : pas
plus qu'il ne pouvait dire qui fonderait l'État nouveau et en quel lieu
d'Italie, Machiavel ne pouvait dire où s'inscrirait son oeuvre dans les
luttes italiennes. Du moins savait-il qu'il se tenait en retrait, qu'il
s'agissait d'un simple écrit, pas plus, qu'il abandonnait lui aussi, à
la chance d'une rencontre anonyme.
Sa dernière solitude, c'est
peut-être celle-là. Il savait que si sa pensée contribuait à faire un
peu d'histoire, il ne serait plus là. Cet intellectuel ne croyait pas
que les intellectuels fassent l'histoire. Et il en avait trop dit, à
travers son utopie, sur les commencements de l'État national bourgeois,
pour ne pas être démenti par cette histoire. Seule une autre pensée,
proche de lui par ses refus et sa position pouvait le sauver de sa
solitude : celle de Marx.
• Le texte de Louis Althusser « Solitude de Machiavel » reprend une conférence tenue à la Fondation Nationale des Sciences politiques en 1978. Ce texte est inédit en français, mais il a déjà été publié en Allemagne et en Grande-Bretagne.